Patrick Baz et l’invitation aux voyages


Critiquer, dénoncer, c’est facile. Les mots viennent d’eux-mêmes. S’écrivent tout seuls. Il n’y a qu’à choisir le sujet et la machine est lancée. Mais vous parler de quelque chose qui m’a bouleversé, qui m’a enchanté, et parfois tiré des larmes, c’est une autre paire de manches. Les mots manquent, se cachent, hésitent à se pointer, se défilent. Pas facile de partager des moments intimes, des expériences intenses, uniques. Pas facile de vous parler du livre de Patrick Baz : "Chrétiens du Liban".

Curieux livre que celui-là. Imposant, épais, lourd, on dirait un de ces coffee table books qui ornent les salons des gens cultivés. Ou qui veulent se donner l’air de l’être. On le prend sur les genoux, on l’ouvre, on s’attend à feuilleter un livre d’images, une collection de belles photos. On s’attend à jouer les connaisseurs, l’œil expert et la moue dubitative. Mais c’est autre chose qui se produit. Petit à petit, on est emporté. On voyage. Dans un monde qu’on pensait familier, presque anodin, mais qui se révèle être l’exploration d’une terre inconnue. D’un royaume mystérieux dont on ne soupçonnait pas l’existence.



Patrick Baz était photographe de guerre. Il a vu l’innommable et immortalisé la mort. Il en a gardé de profondes blessures. Pas physiques, non. De ces blessures intérieures dont vous ne guérissez jamais vraiment. Et qui vous réveillent parfois la nuit, l’esprit en feu et l’âme qui saigne. Puis il a décidé d’arrêter. Les guerres et ses horreurs se passeront de lui. L’aventurier et sa caméra impudique qui volaient les larmes, les peines, les douleurs, est devenu un adolescent timide, pudique, qui se cache et photographie, presque en s’excusant, des corps de femmes que dévoile à peine la pénombre.

Mais voilà que l’idée de photographier les chrétiens du Liban lui vint à l’esprit. Drôle d’idée. Pourquoi les chrétiens? Ces chrétiens qu’il connait bien. Dont il fait partie. Mais ne partage pas vraiment la foi et les idées. S’attendait-il à nous offrir une telle expérience, si émotionnelle, si profonde? Peut-être. Peut-être pas. Ulysse s’attendait-il, au retour de Troie, à vivre son odyssée? Savait-il qu’elle deviendrait aussi la nôtre?

En réalité, ce n’est pas un seul voyage que Patrick Baz nous propose. Mais plusieurs. À chaque lecture, oui lecture, son livre ne se feuillète pas, il se lit, on n’y lit pas des mots, des phrases et des chapitres, ils seraient superflus, à chaque lecture donc, le voyage est différent. Ce qu’on y voit, ce qu’on y découvre, change à chaque fois. Ce qu’on ressent aussi. Je n’oserai pas prétendre connaître les émotions qu’il pourrait éveiller en vous. Je ne peux que vous parler des miennes. Et encore. Je ne suis pas sûr de trouver les mots qu’il faut.

Il y eut d’abord le sarcasme, qui me vient naturellement. Ce petit ricanement intérieur qui me sert de bouclier et me protège tant bien que mal du monde imbécile et intolérant qui nous entoure. Puis, à la seconde lecture, vint l’émerveillement. Celui de la découverte de l’inconnu. De ce que je pensais connaître mais dont j’ignorais presque tout. Ensuite, à la troisième lecture, mon enfance m’est revenue. Celles des premiers jours de guerre, quand on s’accrochait à sa foi pour se donner du courage. Quand la rumeur d’une apparition de la Vierge attirait les habitants du coin, serrés les uns contre les autres, de maigres bougies entre les mains, une prière entre les lèvres. J’avais tout oublié de ces nuits-là, sans électricité et sans étoiles. J’avais tout oublié des explosions lointaines et des claquements de mitraillettes. J’avais tout oublié des murmures des foules apeurées, cherchant désespérément des yeux la mère de Jésus qu’on disait être venue les protéger.

À la quatrième lecture, une évidence s’est imposée. Ce livre n’est pas uniquement un livre sur les chrétiens libanais. C’est un livre sur le Liban, tout entier. Les chrétiens auraient pu être musulmans, rien, à part certains décors, certaines iconographies et certains costumes, n’aurait changé aux voyages si fondamentalement humains que nous propose Patrick Baz. Des voyages qu’il faudrait être bien bégueule pour refuser. Pour se refuser.


© Claude El Khal, 2018