Le spectacle effarant des travaux publics à Ashrafieh


Des tranchées béantes noyées d’eau, des ouvriers pataugeant pieds nus dans la boue, des conduits d’eau percés, des pierres et des gravats entre les voitures, voilà le spectacle effarant des travaux publics à Ashrafieh.

Tout a commencé quand la municipalité de Beyrouth ou le ministère des Travaux publics ou les deux à la fois – personne n’a eu la présence d’esprit de nous en informer – ont soudain eu la brillante idée d’asphalter les rues Ashrafieh.

Ils auraient pu faire ça en été, pendant les vacances scolaires, quand de nombreux ashrafiotes sont à la montagne, quand les rues ne sont pas envahies par les voitures, et surtout quand il ne pleut pas.

Mais pensez-vous, ça aurait été trop simple. Ils ont attendu pour démarrer leur besogne que l’automne s’installe, que la pluie commence à arroser la ville par intermittence, que l’année scolaire batte son plein et qu’Ashrafieh soit étranglée par la circulation.

Ils ont donc commencé par retirer le vieux bitume afin de pouvoir couler un goudron noir et fumant qui, après avoir séché, donnerait aux rues un air de tout neuf, comme un joli costume du dimanche.

C’est le moment que l’Electricité du Liban s’est souvenue qu’elle devait poser des câbles dans le quartier. Les travaux d’asphaltage se sont donc arrêtés et ont laissé la place à ceux des câbles électriques.

Aux bords des routes désasphaltées, mouillées de pluie, rayées par les fraiseuses routières, des tranchées ont été creusées par des ouvriers qui visiblement ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

En creusant au hasard, l’un d’eux a percé un conduit d’eau. Les foyers et les commerces environnants ont donc été privés d’une eau qui coule depuis à l’intérieur des tranchées sablonneuses. Selon un témoin, les ouvriers n’ayant pas les outils nécessaires à leur disposition, ont essayé de colmater le trou en soudant le conduit à l’aide d’un journal en feu…

La pluie n’a bien évidemment rien arrangé. Les rues qui devaient rutiler d’un bitume flambant neuf sont maintenant entachées de boue et encombrées de gravats.



Et si ce n’était que ça.

Aucune mesure de sécurité n’a été prise. Ni pour les ouvriers, ni pour les passants. À titre comparatif voici quelques exemples de travaux publics civilisés et ceux qui ont actuellement lieu à Ashrafieh. Les ouvriers, débraillés et pieds nus, ne sont pas équipés comme il se doit. Et aucune barrière, aucune signalisation ne sépare les travaux du reste de la rue.

Travaux publics civilisés


Travaux publics à Ashrafieh




De plus, ces ouvriers non qualifiés sont très jeunes, certains n’ont pas l’air d’avoir atteint leur majorité, et sont de nationalité syrienne. On peut fortement douter qu’un contrat de travail quelconque les lie à leur employeur, l’Electricité du Liban, un organisme public qui dépend du ministère de l’Énergie.

En d’autres termes, l’État libanais ferait travailler au noir des ouvriers étrangers, peut-être même des réfugiés, sans aucune mesure de sécurité, au mépris complet des lois.

Le plus lamentable dans tout ça c’est que le ministère de l’Énergie est une place forte du Courant Patriotique Libre, un parti dont le discours s’articule souvent sur le rôle néfaste de la main d’œuvre syrienne non qualifiée et bon marché sur le chômage de masse des Libanais.

Et dire que l’opération d’asphaltage avait certainement pour but de séduire les ashrafiotes en vue des prochaines élections… C’est une tradition au Liban : dès que des élections se pointent, on asphalte, on bitume, on goudronne! 

Mais en finalité, chaque jour qui passe sur ces chantiers désordonnés, emprunts d’amateurisme et d’incompétence, équivaut à des dizaines de voix en moins pour les partis au pouvoir.

Des dizaines de voix qui pourraient rapidement se transformer en centaines, voire en milliers si, par exemple, une bonne grosse pluie s’abattait sur Beyrouth et décidait de languir plusieurs jours de suite. Les talus de sable qui jonchent les rues se transformeraient rapidement en torrents de boue qui charrieraient vers les égouts toutes les meilleures intentions de vote du monde.

En fait, devant un tel manque de respect envers les beyrouthins et envers la loi, je me demande si on ne devrait pas interdire à l’État et aux municipalités d’effectuer des travaux publics et de ne confier ces derniers qu’à des entreprises privées venues de pays où les lois ne sont pas une vue de l’esprit et où les responsabilités sont assumées.

A quelques semaines de la fête de l’Indépendance, avouez que ça serait le comble de l’ironie.


© Claude El Khal, 2017