À propos de la démission surprise de Saad Hariri


Après la stupeur et la colère, vient immanquablement le temps de l’inquiétude et des questions. Que s’est-il réellement passé? Pourquoi Saad Hariri, qui pourtant se voulait rassurant il y a près de 48 heures, a soudain démissionné? Pourquoi a-t-il annoncé sa démission à partir de Riyad sur une chaîne satellite saoudienne? Y a-t-il un rapport entre la purge qui se déroule actuellement en Arabie et cette démission? Saad Hariri est-il libre de ses mouvements ou bien est-il en résidence surveillée, comme le dit la rumeur?

Dans la pure tradition stalinienne, Saad Hariri a lu un discours écrit devant les caméras d’Al-Arabiya, la chaîne satellite saoudienne. Le ton était solennel, parfois lyrique. Le Premier ministre libanais avait la bouche sèche, il a été obligé de s’humecter les lèvres à plusieurs reprises mais n’a pas touché au verre d’eau posé près de lui. Après des propos violents contre l’Iran et ses "instruments", comprenez le Hezbollah, il a annoncé sa démission. La surprise fut générale. Autant au Liban que dans les chancelleries internationales. Contrairement à ce qu’essayent de nous faire croire les porte-voix de l’Arabie au Liban qui hantent les plateaux de télévision depuis hier soir, rien ne présageait cette démission.

Les jours qui l'ont précédé, le ton était à la conciliation et non à l’affrontement. Saad Hariri cherchait à rassurer. Il répétait lors de toutes ses apparitions publiques que son entente avec le président Michel Aoun était là pour durer, et défendait le bilan de son gouvernement qu’il jugeait globalement positif. Vendredi, il a reçu le conseiller iranien aux Affaires internationales, Ali Akbar Velayati, en visite au Liban. Après la rencontre, que les milieux du Grand Sérail ont décrit comme positive et amicale, l’Iranien s’est déclaré attaché à la stabilité du Liban et a félicité Hariri pour les réalisations de son gouvernement.

C’est alors que tout s’est emballé. L’Arabie Saoudite, ennemie déclarée de l’Iran, a convoqué Saad Hariri pour la seconde fois en quelques jours. Précipitamment, le Premier ministre libanais s’est à nouveau rendu à Riyad. Plusieurs analystes politiques ont parlé d’un début de dialogue entre le royaume wahhabite et la République islamique, dont Hariri serait l’intermédiaire. Samedi matin, Al-Arabiya, la chaîne saoudienne d’info en continu, a interrompu ses programmes et diffusé l’annonce de la démission surprise. Au même moment, une purge d’envergure se déroulait en Arabie. Le New York Times a annoncé l’arrestation du milliardaire Walid Ben Talal, ainsi que celle des patrons des chaînes satellites MBC et ART, et d’une dizaine de princes. Il n’en fallait pas plus pour que la rumeur de l’assignation à résidence de Hariri se répande comme un feu de forêt en pleine canicule.





Mais qu’en est-il vraiment? Saad Hariri a-t-il démissionné de son propre gré ou bien a-t-il été forcé de le faire par les autorités saoudiennes? Le discours qu’il a lu devant les caméras donne une claire indication qu’il n’en est pas l’auteur. Les mots choisis n’étaient pas ceux que le fils de Rafic Hariri utilise d’habitude dans ses discours. La plume est indéniablement différente. D’ailleurs ses conseillers habituels ne l’ont pas accompagné dans cette visite précipitée, qui d’évidence ne devait durer que quelques heures. Malgré sa charge contre le Hezbollah, le discours a finalement peu parlé du Liban. Il s’est concentré sur le combat contre l’Iran au Yémen, à Bahrain, bref dans les pays où l’Arabie Saoudite est actuellement engagée. À des lieues de la rhétorique dite de distanciation que Hariri utilisait encore avant son départ pour la capitale saoudienne.

De plus, aucun Premier ministre libanais n’a démissionné alors qu’il se trouvait à l’étranger. Même au plus fort de l’occupation syrienne du Liban, les officiels libanais gardaient toujours un semblant de forme. Selon la Constitution libanaise, le Premier ministre doit remettre sa démission écrite au président de la République, ce qui n’a pas été le cas de Hariri. D’ailleurs, les démissions de cette envergure sont toujours précédées de toutes sortes de propos incendiaires, de bouderies plus ou moins prolongées et de palabres sans fin dans les couloirs feutrés du pouvoir. La soudaineté de la démission ainsi que sa forme jettent une ombre sur sa sincérité.

Durant la lecture de son annonce télévisée, le Premier ministre a aussi déclaré craindre pour sa vie. Les porte-voix de l’Arabie au Liban ont immédiatement colporté la rumeur qu’il a été la cible d’une tentative d’assassinat. Mais les services de renseignement de l'armée libanaise, de la Sûreté Générale et des Forces de Sécurité Intérieure (FSI) – la fameuse Che3bat el-Ma3loumat, pourtant poche du Courant du Futur – ont affirmé n’avoir pas eu connaissance d’une telle tentative.


Si la démission de Saad Hariri n’a pas été imposée de force par les dirigeants saoudiens, s’il est vraiment libre de ses mouvements et s’il craint effectivement pour sa vie, pourquoi ne se rend-il pas en France, pays ami et allié du Liban et de la famille Hariri, et ne se place-t-il pas sous la protection des services de sécurité français? Tant qu’il reste à Riyad, on peut craindre qu’il soit privé de sa liberté, au même titre que les princes et dignitaires de haut rang embastillés depuis le début de la purge. Parmi eux, selon une liste publiée par CNN, les fils des feu rois Fahd et Abdallah – protecteurs traditionnels des Hariri. En effet, la nationalité saoudienne de ces derniers permet "légalement" aux autorités du royaume de les arrêter si elles le désiraient.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’hériter de Rafic Hariri n’a pas toujours été en odeur de sainteté chez les dirigeants saoudiens actuels. C’est bien le prince héritier, Mohammad Ben Salman, qui est à l’origine de ses déboires financiers. Ce sont les impayés de l’État saoudien qui ont causé la faillite de Saudi Oger, la compagnie que le Premier ministre a héritée de son père, et l’ont finalement forcé à l’abandonner aux bons soins de MBS.

Si la démission de Saad Hariri est une décision personnelle prise en toute liberté et conscience, c’est l’acte le plus irresponsable et le plus méprisable qui ait eu lieu depuis la fin de l’occupation syrienne. Surtout au vu des problèmes sans fin auxquels font face le Liban et les Libanais : crises économique et environnementale sans précédent, chômage pandémique, pauvreté galopante, sans parler de la présence d’un nombre de réfugiés égal à la moitié de la population totale du pays.

Si elle ne l’est pas, si elle a été faite sous la contrainte et que le Premier ministre du Liban est, sous une forme ou sous une autre, privé de sa liberté, alors les autorités libanaises doivent déposer une plainte à l’ONU contre l’Arabie Saoudite pour sa violation sans précédent de la souveraineté libanaise.


© Claude El Khal, 2017