À propos de l’affaire Ziad Doueiri


L’interpellation du réalisateur Ziad Doueiri dès son retour du festival de Venise est absurde à plus d’un titre. Mais la réaction qu’elle suscite sur les réseaux sociaux et dans certains médias est effarante. Elle montre qu’un bon nombre de Libanais serait prêt à s'acoquiner avec Israël. C’est Netanyahu qui doit être content.

Le réalisateur du "Baron Noir", Ziad Doueiri, a été interpellé à l’aéroport de Beyrouth alors qu’il rentrait de Venise où son dernier film "L'insulte" a reçu un accueil triomphal. La raison de son interpellation? Doueiri s’était rendu en Israël pour tourner son précédent film, "L’attentat".

Selon la loi libanaise, Israël est l’ennemi officiel du Liban. S’y rendre est interdit et peut être considéré légalement comme un acte de trahison ou, pour être plus précis, d’intelligence avec l’ennemi. A ce titre, l’interpellation de Doueiri n’est pas surprenante. Il s’y est rendu en toute connaissance de cause et doit assumer les conséquences de sa décision.

Mais voilà, Ziad Doueiri s’est rendu en Israël en 2012 après en avoir dument informé les autorités libanaises. Il a bien sûr beaucoup voyagé depuis. Il est donc passé à de très nombreuses reprises par l’aéroport de Beyrouth sans être inquiété le moins du monde. Pourtant le tournage israélien du réalisateur libanais avait fait grand bruit.

Pourquoi alors avoir attendu cinq ans avant de l’interpeller? Pourquoi avoir attendu la veille de la sortie de son nouveau film pour le faire alors que tous les regards sont braqués sur lui? Nouveau film entièrement tourné au Liban dont, faut-il le rappeler, le scénario a été préalablement approuvé par la Sûreté Générale.

Cherchait-on à faire un coup médiatique à peu de frais? Si c’est le cas, c’est autant réussi que raté. Si l’affaire fait le buzz, l’image du Liban n’en sort pas grandie. Bien au contraire.

Par ailleurs, si effectivement le réalisateur s’était rendu coupable d’intelligence avec l’ennemi, pourquoi le ministre libanais de la Culture s’est-il pavané à ses côtés, se faisant abondamment prendre en photo en sa compagnie, durant le festival de Venise? Pourquoi ce même ministre a-t-il choisi le film de Doueiri pour représenter le Liban aux Oscars? Le Liban officiel aurait-il pris le risque de voir un "traître" oscarisé en son nom?

Ziad Doueiri en compagnie du ministre de la Culture, Ghattas Khoury

L’absurdité ne s’arrête pas là. En 2014, le patriarche maronite, Bechara el-Rahi, s’est aussi rendu en Israël, à l’occasion de la visite du pape François en Terre sainte. Evidemment, personne n’a osé, ou n’osera, lui chercher des noises. Personne ne lui confisquera son passeport à l’aéroport et personne ne lui ordonnera de passer devant un tribunal militaire pour répondre de son acte. Le deux poids deux mesures est flagrant. Et choquant. Au nom de quoi ce qui est permis à une figure religieuse est-il interdit à une figure artistique?

L’interpellation de Ziad Doueiri n’est, espérons-le, qu’une tempête dans un verre d’eau, que le cinéaste s’en sortira avec un non-lieu, et qu’en finalité il y aura eu plus de peur que de mal.

Cependant, les réactions sur les réseaux sociaux et dans certains médias sont très inquiétantes. Et c’est un euphémisme! Personne, ou presque, n’a invoqué les arguments cités plus haut pour dénoncer cette interpellation intempestive. Les réactions de nombreux Libanais peuvent se résumer par la formule suivante : il a été en Israël, et alors?

Ils semblent avoir oublié que, au delà de l'aspect légal, se rendre en Israël équivaut à balayer les crimes commis depuis des décennies par l’Etat hébreu contre les Libanais et les Palestiniens. Ça équivaut à légitimer le régime d’apartheid qui y règne. Ça équivaut à justifier les arrestations d’enfants, les colonies qui grignotent chaque jour un peu plus ce qui reste de la Palestine, les bombardements de civils à Gaza, et tous les discours racistes des dirigeants israéliens. Bref, c'est faire un beau cadeau à Netanyahu. 

Si la réaction de certains est mue par leur amitié pour le réalisateur de "West Beirut" – ce qui est somme toute compréhensible – d’autres semblent avoir des motivations de loin moins avouables.

Ces autres sont ceux qui ont dédouané Roger Auque quand, dans un livre posthume, l’ex-otage avouait avoir été un agent du Mossad. Ceux qui ont défendu Amin Maalouf quand il a accordé une interview à la chaine israélienne i24. Mais qui ont cloué Fairuz au pilori et appelé à son boycott quand elle s’est rendue à Damas, après que la guerre en Syrie a commencé.

Auraient-ils défendu Ziad Doueiri si c’est en Syrie, justement, sur un territoire contrôlé par le régime damascène, que le réalisateur avait posé sa caméra? On peut en douter.

Ces gens-là ne se taisent-ils pas quand l’armée israélienne viole la souveraineté libanaise, comme hier, quand ses avions de chasse ont terrorisé les habitants de Saïda? Avez-vous entendu leur silence quand la capitale du Liban Sud a cru être la cible d’une attaque aérienne? Avez-vous remarqué qu’ils n’ont brisé ce silence que pour défendre le séjour israélien du cinéaste libanais?

N’oublions pas que ces gens-là avouent sans ambages, dans les salons et les cercles privés, leur désir de signer une paix, aussi défavorable au Liban soit-elle, avec l’Etat hébreu. L’un deux, ancien député et figure du 14 Mars, n’a t-il pas récemment tweeté que le Liban, à l’instar de Yasser Arafat, mérite de faire la paix avec Israël? Parmi ces gens-là, certains ne vouent-ils pas une admiration sans borne à Ariel Sharon, le boucher de Beyrouth? Ne se rendraient-ils pas volontiers en Palestine occupée s’ils n’avaient pas peur des conséquences?

En réalité, ces gens-là instrumentalisent l’affaire Doueiri pour attaquer le Hezbollah. Comme ils l’ont fait, entre autre, à propos des "bus climatisés" après la victoire contre Daech. Ils n’ont que faire de la libre circulation des personnes et de la liberté d’expression. Ils ont prouvé à maintes reprises qu’ils sont prêts à justifier l’emprisonnement d’innocents si ces derniers sont leurs adversaires politiques. Ils ont également prouvé que, s’ils en avaient le pouvoir, ils feraient taire tous ceux qui ne partagent pas leurs idées.

S’il nous faut dénoncer l’interpellation absurde de Ziad Doueiri, nous devons également refuser son instrumentalisation par des opportunistes dont l'unique motivation est politique.


© Claude El Khal, 2017